Réponse à Camil Bouchard -
Pour gouverner à gauche, il faut penser à gauche
Cher Camil, D'abord, merci pour ta lettre, publiée la semaine
dernière dans Le Devoir, qui me donne l'occasion, en toute amitié, de préciser
ma pensée sur certaines questions. J'en apprécie aussi le ton ferme et courtois
qui permet un véritable débat.
Tu me reproches de confondre le Parti québécois et sa
gestion des affaires publiques, et tu affirmes qu'il s'agit d'un parti de
gauche. Il est vrai que le programme du PQ est largement social-démocrate même
si le parti a mis du temps à affirmer ce vocable ! Il est tout aussi vrai que
plusieurs militants de ce parti sont des progressistes, je ne l'ai jamais nié.
Le problème, à mon avis, est ailleurs : dans une gouverne qui a trop
souvent cédé aux dogmes néolibéraux, dans la difficulté des progressistes du
parti à se faire entendre de la direction et de l'aile parlementaire ainsi que
dans l'absence d'une perspective globale de transformation du monde dans lequel
nous vivons. Un monde néolibéral où les gouvernements démissionnent devant des
multinationales milliardaires et où l'atteinte de profits rapides l'emporte sur
les besoins humains, la protection de l'environnement et l'équité entre les
peuples.
Dans ce monde, l'individualisme est poussé à son paroxysme par des marchands de
gadgets et des idéologues grassement payés alors que les citoyens sont appelés
à surconsommer et à s'endetter parce qu'il faut vendre. Vendre à tout prix, à
n'importe quel prix !
Le Québec aussi
Le Québec n'échappe pas à cette vague néolibérale. En fait, «le vent de droite
venu de l'Ontario» que décriait Lucien Bouchard au moment du référendum de 1995
avait commencé à se faire sentir ici même par un appui inconditionnel aux
accords de libre-échange qui allaient diluer passablement les pouvoirs des
États signataires. Et puis, sous la gouverne de Lucien Bouchard lui-même, le
vent de droite a soufflé plus fort sans que les progressistes du Parti
québécois y puissent apparemment grand-chose.
C'est vrai, il y a eu la loi sur l'équité salariale et les
garderies à 5 $ par jour. Mais que de gestes faits, par ailleurs, qui
allaient marquer profondément le Québec d'aujourd'hui : atteinte du
déficit zéro en trois ans, occasionnant 30 000 départs volontaires de
professionnels du secteur public et nous plaçant en pénurie de médecins et
d'infirmières; instauration du Secrétariat à la déréglementation; abolition des
décrets dans l'industrie du vêtement, affaiblissant le rapport de force de
milliers de femmes, souvent immigrantes; coupes importantes au ministère de
l'Environnement, marquant ainsi le peu d'intérêt du gouvernement péquiste pour
cette question pourtant centrale; baisses d'impôt qui approfondissent les
écarts de revenu entre riches et pauvres pendant que les services publics et
les programmes sociaux crient famine; etc.
Mais le pire, et je sais que tu t'en souviens, c'est que ce
gouvernement, supposément social-démocrate, a appauvri les personnes assistées
sociales du Québec au nom de son sacro-saint déficit zéro. Rappelle-toi ce
sommet que j'ai quitté avant la fin en compagnie de François Saillant et de
Thérèse Sainte-Marie : le gouvernement péquiste refusait de s'engager à ne
pas pénaliser les pauvres dans sa démarche d'équilibre budgétaire. Nous
demandions de ne pas appauvrir les plus vulnérables d'entre nous et le
gouvernement nous a dit non ! Celle-là, je l'ai sur le coeur. Comme j'ai
sur le coeur une réforme de la sécurité du revenu extrêmement insatisfaisante
et les réponses navrantes à la Marche mondiale des femmes en l'an 2000.
Et le
Parti québécois ?
Où était le Parti québécois, que disait-il, que faisait-il, tout ce
temps-là ? Pourquoi les progressistes de ce parti ne réussissaient-ils pas
à se faire entendre ? Se pourrait-il qu'une culture politique
bureaucratique et par trop hiérarchique empêche des militants de se faire
entendre de l'aile parlementaire et de la direction du parti ?
Bien sûr, en toute justice, je dois reconnaître les efforts de la dernière
année du gouvernement péquiste en matière de normes du travail, de logement
social, de droits pour les conjoints de même sexe, d'environnement, etc. Trop
peu, trop tard, trop électoraliste, Camil. En fait, si je me lance en
politique, espérant contribuer à l'unité de la gauche, c'est largement grâce à
Lucien Bouchard, à Bernard Landry -- alors vice-premier ministre et ministre
des Finances -- et à leurs politiques qui ont tracé la voie pour Jean Charest.
Oui, pour Jean Charest et ses politiques résolument de droite, qui s'appuient
sur un mécontentement populaire palpable (et normal !) pour ce qui est de
l'état des services publics. Le gouvernement péquiste a massivement réduit
leurs budgets, a baissé les impôts, privant ainsi l'État de moyens essentiels à
leur fonctionnement, puis est venue l'équipe Charest, qui a décidé de nous
arranger ça. Le gouvernement actuel veut instaurer des partenariats public-privé
comme si le recours au privé pouvait assurer un accès équitable aux soins de
santé, à l'éducation, aux services sociaux, à tout le monde. Quelle
mystification !
On a besoin d'un parti de gauche
Voilà pourquoi le Québec a besoin d'un parti de gauche, inspiré par des valeurs
écologistes, féministes et altermondialistes. Tu remarqueras que j'ai écrit
«féministes» car je continue de penser que ce regard particulier sur le monde
est précieux même s'il ne doit pas être le seul.
Un parti de gauche avec une vision du monde qui s'appuie sur la recherche du
bien commun : pour moi, cela signifie travailler à un meilleur partage de
la richesse, valoriser les services publics et retisser nos communautés en
pratiquant diverses formes de démocratie participative.
Cela veut dire aussi travailler au développement économique, social et culturel
partout au Québec tout en remettant en question la dérive productiviste qui
nous entraîne à piller la nature, à nous endetter, à nous épuiser à force de
vouloir tout concilier. Cela nous amène enfin à vouloir construire avec les
autres peuples du monde une culture de la paix et du respect mutuel, y compris
dans le commerce.
Ton chef, Camil, trouve mes idées utopiques, il me qualifie de rêveuse.
J'assume ! On a besoin de rêves, les yeux dans les étoiles et les deux
pieds sur terre, pour bâtir un Québec où la population se mobilise autour de
projets épanouissants et solidaires. Le projet de pays soutenu depuis des
décennies par le Parti québécois n'était-il pas lui aussi fondé sur un
idéal ?
Changer de cap
Gouverner à gauche, c'est difficile ? Oui, bien sûr, mais on y arrive
mieux lorsqu'on pense à gauche et qu'on propose clairement à la population un
changement de cap, une vision de l'avenir où les citoyens sont mobilisés pour
chercher ensemble le chemin d'une véritable solidarité.
Voilà le fond de ma pensée. J'écris ceci en tout respect pour les militants du
Parti québécois qui ont tenté ces dernières années et tentent encore
aujourd'hui de susciter un virage à gauche au sein du parti et de l'aile
parlementaire. Je demeure sceptique... mais tant mieux si vous réussissez. Le
Québec ne s'en portera que mieux !